Puisque certains d’entre vous, à travers les textes que nous avons étudiés en classe, ont pu avoir l’impression que les romanciers réalistes et naturalistes n’offrent de l’amour que l’image pessimiste de couples mal assortis, plongés dans la désillusion et un quotidien peu romanesque, voici un tout autre extrait, parmi les plus célèbres de Flaubert. Car il a aussi écrit avec virtuosité l’intensité du coup de foudre et de la passion amoureuse, comme vous pourrez le constater, dans une scène bien différente de celle que nous avons étudiée dans Un Coeur simple :

Frédéric rencontre pour la première fois Mme Arnoux sur un bateau. 

Ce fut comme une apparition :

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.

Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.

Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites.

Flaubert, l’Éducation sentimentale, 1869, chap. 1

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(image tirée d’une adaptation cinématographique de 1973 de Michel Cravenne)

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